miércoles, 4 de abril de 2012

Douglas Kennedy, Cet instant-là


Édition BELFOND

Roman lu en JANVIER 2012 

À la fois drame psychologique, roman d'idées, roman d'espionnage  mais surtout histoire d'amour aussi tragique que passionnée, une œuvre ambitieuse portée par le talent exceptionnel de Douglas Kennedy.
Écrivain new-yorkais, la cinquantaine, Thomas Nesbitt reçoit à quelques jours d'intervalle deux missives qui vont ébranler sa vie : les papiers de son divorce et un paquet posté d'Allemagne par un certain Johannes Dussmann. Les souvenirs remontent…
Parti à Berlin en pleine guerre froide afin d'écrire un récit de voyage, Thomas arrondit ses fins de mois en travaillant pour une radio de propagande américaine. C'est là qu'il rencontre Petra. Entre l'Américain sans attaches et l'Allemande réfugiée à l'Ouest, c'est le coup de foudre.
Et Petra raconte son histoire, une histoire douloureuse et ordinaire dans une ville soumise à l'horreur totalitaire. Thomas est bouleversé. Pour la première fois, il envisage la possibilité d'un amour vrai, absolu.
Mais bientôt se produit l'impensable et Thomas va devoir choisir. Un choix impossible qui fera basculer à jamais le destin des amants.
Aujourd'hui, vingt-cinq ans plus tard, Thomas est-il prêt à affronter toute la vérité ?

Douglas Kennedy
Auteur de deux récits de voyage, Au pays de Dieu (2004) et Au-delà des pyramides (2010), Douglas Kennedy s'est imposé avec, entre autres, L'homme qui voulait vivre sa vie (1998, réédition en 2010), La Poursuite du bonheur (2001), Les Charmes discrets de la vie conjugale (2005), La Femme du Ve (2007), Piège nuptial (2008) et Quitter le monde (2009), tous parus chez Belfond et repris chez Pocket.


Passages intéressants :

Page 16 : les stades de la relation conjugale sont les mêmes que ceux d'une maladie incurable
Une relation conjugale, surtout quand elle perdure depuis vingt ans, se termine rarement en explosion soudaine et définitive. Cela ressemble plus aux différents stades par lesquels on passe lorsqu'on est atteint d'une maladie incurable : révolte, déni de la réalité, supplication et encore davantage de révolte et de déni.

Page 18 : Quand pas maintenant devient jamais…
« Wie bald "nicht jetzt" "nie" wird ? »
… « Â quel instant "pas maintenant" se transforme en "jamais" ? »

Page 25 : L'échec d'un mariage
La kiné avait raison : échapper à la mort vous pousse à l'introspection et vous renvoie à une sorte de mélancolie existentielle. Et l'échec d'un mariage est aussi une forme de deuil, la mort d'une personne qui reste pourtant vivante même si vous n'êtes plus avec elle, qui continue à ressentir, à avancer, à croiser d'autres trajectoires, à exister sans vous.

Page 37 : S'asseoir en compagnie de soi-même
J'ai toujours pensé , comme ce soir-là dans la pénombre de mon bureau, que, malgré tous les dommages collatéraux que l'inaptitude au bonheur de mes parents a pu m'infliger, je leur étais immensément reconnaissant de m'avoir laissé sortir un samedi de novembre, une quarantaine d'années plus tôt, et de m'avoir permis de découvrir que s'asseoir quelque part en compagnie de soi-même, soudain retranché de la confusion du monde, est aussi facile qu'essentiel.

Page 41-42 : À propos des références incontournables de la culture mâle américaine
Dès la prime enfance, je l'avais vu comme quelqu'un en lutte perpétuelle contre lui-même. Il tentait de jouer les papas mais il n'était pas convaincant, dans ce rôle. Pas plus que je ne l'étais dans celui du jeune Américain typique s'agissant de sport, de scoutisme, de prix d'éducation civique ou de rêver de s'engager dans les marines. Pour toutes ces références incontournables de la culture mâle américaine, je restais sur la touche.

Page 50 : Une facette de la vie d'écrivain
Quand j'ai tapé la dernière phrase de mon premier livre durant une nuit de janvier où une tempête de neige s'abattait sur la ville, j'ai fêté l'évènement avec un verre de vin et une cigarette avant de m'effondrer sur mon lit et de dormir quatorze heures d'affilée. Ont suivi quelques semaines de corrections, de chasse aux répétitions, aux métaphores banales  et aux autres fautes de style qui s'étaient glissées – et se glissent encore – dans mes premiers jets. J'ai remis en personne le manuscrit à mon éditrice, puis je suis parti quinze jours chez un ancien camarade de fac à Key West, une portion des tropiques américains encore accessible aux fauchés comme moi.

Page 73 : L'influence du hasard sur l'existence de tout être
Il ne faut jamais sous-estimer l'influence du hasard sur l'existence de tout être. Se trouver à un certain endroit, à une certaine date et à une certaine heure peut bouleverser la trajectoire personnelle d'un individu. N'oublions jamais que nous sommes tous otages des rythmes capricieux de la vie.

Page 75 : Kreuzberg, quartier populaire de Berlin
Ici, pas de chic, pas de bon goût, pas d'élégance soigneusement « décalée ». Kreuzberg, c'était la marge, l'hétéroclite, la véritable bohème – pas celle affectée par les jeunes des classes aisées. Après ce premier tour d'inspection au hasard des rues, j'ai été convaincu que les laissés-pour-compte venus de tous les horizons trouvaient ici une sorte de refuge dans un monde souvent hostile, un quartier qui offrait aussi bien des logements abordables qu'un état d'esprit spontanément tolérant envers les nouveaux arrivants. On pouvait atterrir ici et vivre de très peu, laisser l'ambition derrière soi et se contenter de son existence, une page blanche urbaine sur laquelle chacun pouvait inscrire ses propres règles de survie, son propre mode d'emploi, sa propre manière de passer le temps.

Page 76 : Kreuzberg, autre aspect
À  cette distance, je pouvais distinguer par-dessus la muraille le haut de HLM de style soviétique édifiées à seulement quelques centaines de mètres de l'autre côté de cette barrière internationale. C'était en effet un autre aspect saisissant du quartier de Kreuzberg, la manière dont le Mur ceignait toutes ses limites orientales, vous sautait à la figure presque à chaque carrefour.

Page 90 : Le paradoxe au cœur de la vie berlinoise : être libre et enfermé
Et se retrouver à Berlin n'était pas le sort le plus simple. Une fois ici, on vivait dans une espèce de boîte géographique : même les gens du secteur occidental, qui avaient le droit de voyager, devaient pour ce faire monter dans un train qui filait sans arrêt à travers la République démocratique allemande, ou bien prendre un avion qui s'en irait obligatoirement vers l'ouest. Tel était le paradoxe au cœur de la vie berlinoise : Berlin-Ouest était un îlot de liberté politique et individuelle au milieu d'un espace dictatorial, et la ville garantissait à ceux qu'elle accueillait une grande latitude personnelle, une réelle tolérance qui permettait à chacun de s'inventer une existence à l'intérieur de ses limites. Mais ce terme de « limites »  avait ici une résonnance particulière, car on était concrètement « limité »  sur le plan géopolitique, confiné à un territoire contraignant et confronté à une barrière hermétique. En d'autres termes, vivre à Berlin revenait à la fois à être libre et enfermé.

Page 106 : Checkpoint Charlie, symbole incontournable de la guerre froide, point de passage obligé (Berlin-Est)
En le regardant s'éloigner, je me suis demandé si j'avais choisi le meilleur jour pour ma première expédition « de l'autre côté ». Non seulement j'avais déjà perdu toute la matinée, mais après quelques heures de soleil le ciel s'était chargé de nuages qui annonçaient la neige. Bon, assez tergiversé. J'ai pris le métro jusqu'à Kochstrasse. Il aurait été bien plus rapide et facile de me rendre à pied au point de passage de Heinrich Heine Strasse, mais dans la logique de la trame narrative qui allait sous-tendre mon livre il m'a semblé indispensable de commencer mon voyage par le symbole incontournable de la guerre froide, le point de passage obligé, Checkpoint Charlie.

Page 107 : Checkpoint Charlie
À première vue, Checkpoint Charlie dégageait ce parfum d'interdit. Apercevant à la sortie du métro la pancarte si souvent photographiée, « YOU ARE LEAVING THE AMERICAN SECTOR », « Vous sortez du secteur américain », je n'ai pu m'empêcher d'y voir l'écho du fameux avertissement dantesque : « Abandonnez tout espoir, vous qui entrez ici. »  Tout de suite à droite, il y avait un musée installé dans un petit immeuble, le Haus am Checkpoint Charlie, qui à en juger par les panneaux explicatifs de sa devanture servait de mémorial à tous ceux qui avaient été abattus ou arrêtés en essayant de passer du côté occidental. Je me suis dirigé vers le poste de garde américain, sortant déjà mon passeport vert.

Page 108 : Taux de change et monnaie est-allemande
Un taux de change ridiculement abusif, bien sûr, la monnaie est-allemande étant cotée à cinq contre un par rapport au deutschmark occidental, mais j'avais lu dans divers guides et articles que c'était le moyen employé par les autorités de RDA pour se constituer des réserves en devises fortes. Cette extorsion de fonds et la « permission de minuit » comptaient parmi les nombreuses limitations imposées au passage du Mur. Pour des séjours plus longs, il fallait s'inscrire dans un voyage organisé ayant reçu la bénédiction du pouvoir, ou faire partie d'une délégation de quelque association favorable aux thèses communistes ; un écrivain comme moi n'avait aucune chance d'obtenir un visa individuel, ainsi que m'en avait informé le fonctionnaire consulaire est-allemand avec lequel j'avais été en contact à Washington, quand j'envisageais encore de situer une partie de mon périple du côté oriental. La seule possibilité aurait été pour moi de venir à l'invitation de l'Union des écrivains est-allemands, m'avait-il précisé, mais compte tenu du genre du récit de voyage que j'avais publié – il avait mené sa petite enquête, donc – cette hypothèse n'était pas envisageable…

Page 109 : Comment tester la fidélité inébranlable d'un Volkspolizei
Quelle preuve de fidélité inébranlable un Volkspolizei devait-il donner pour être posté ici ? me suis-je demandé. Quel type de chantage psychologique était exercé sur les hommes chargés de surveiller un point aussi sensible ? Leur faisait-on savoir que leur famille serait sévèrement punie s'ils osaient jamais passer de l'autre côté ? Quel genre de complicité tacite pouvait unir ces éléments des forces de l'ordre triés sur le volet ? Et que pensaient-ils en secret, ces représentants d'un régime totalitaire, lorsqu'ils voyaient les Occidentaux aller et venir librement à travers la frontière idéologique la plus contraignante au monde ? N'étaient-ils pas encore plus captifs que leurs concitoyens, ces gêoliers, parce que leur travail quotidien les exposait à un tout autre univers où les gens jouissaient d'une liberté assez incroyable, dont celle de se déplacer à leur guise ? Ou bien constituaient-ils la dernière phalange des purs et durs, tellement endoctrinés qu'ils ne voyaient dans l'Ouest qu'une impitoyable machine capitaliste emprisonnant les individus dans un cercle vicieux destructeur, celui du consumérisme et de l'appauvrissement permanent ?

Page 191 : Métaphore sur les traducteurs
-Qu'est-ce que ça peut faire, ce que je pense ? Vous êtes un auteur publié, moi, je ne suis qu'une fonctionnaire. ..
-Allons, pas du tout !
-Ce n'est plus de la politesse, c'est de la flatterie.
-Mais non ! Vous, les traducteurs, vous n'êtes pas des fonctionnaires. Vous êtes réellement le « double »  d'un auteur.
-Quel accomplissement ! Se transformer en l'ombre de quelqu'un d'autre…
-Vous transposez les mots du matin en mots du soir.
-Jolie métaphore. Je parie que c'est un traducteur qui l'a trouvée.

Page 219 : Le langage amoureux
Nos lèvres se sont rencontrées dans un rire. Elle a posé le plateau par terre, nous nous sommes glissés entre les draps et en quelques minutes nous étions une nouvelle fois unis l'un à l'autre. Quand il est aussi pur, le désir est une ivresse qui paraît ne jamais pouvoir finir. Il y a ce besoin irrépressible de se toucher, d'établir un contact physique presque permanent, et celui de proclamer sans cesse son amour avec des mots qui sont à la fois d'un romantisme absurde et d'une sincérité totale. De cette journée enchantée, je me rappelle avoir employé avec délice un langage amoureux que j'avais jusque-là toujours évité, parce que, si l'on n'est jamais tombé fou amoureux, même cette expression, « fou amoureux », sera taxée de ridiculement mièvre par les sceptiques dont j'avais fait partie.
Page 240 : Vorfreude = anticipation de la joie
-Si je n'avais pas déjà une demi-heure de retard, j'adorerais. Cela étant, un peu de Vorfreude est une bonne chose, tu sais.
-Voilà un mot que je n'ai jamais entendu.
-Ça veut dire l'« anticipation de la joie ».
-Très allemand, comme concept.
-N'est-ce pas ? Mais dans notre cas, ce ne sera Vorfreude que jusqu'à ce soir.

Page 389 : Lebenstreue ou loyauté
Comment répondre non, comment accepter de perdre tout espoir ? J'ai accepté, et Stenhammer m'a annoncé qu'il allait me remettre quarante-huit heures en isolement total dans mon cachot, « pour que je mesure bien ma décision ». Là, j'ai craqué complètement. Je n'aurais pas pu supporter plus. Je l'ai supplié, j'ai juré qu'ils auraient toute ma loyauté, employant le mot Lebenstreue, ce qui l'a fait sourire. Il a dit : « Curieux que vous employiez un terme aussi médiéval, Frau Dussmann. Mais c'est un terme fort, aussi. Les chevaliers offraient leur Lebenstreue et leur vie pour le royaume, et bien que ces concepts féodaux soient aux antipodes de nos valeurs démocratiques j'apprécie votre engagement à défendre notre système contre ses ennemis impérialistes. Et plus tôt vous nous présenterez des résultats tangibles, plus tôt vous aurez la récompense que vous désirez tant. »

Page 426 : L'acte de traduire
À un moment, il a fait une très belle remarque à propos de l'acte de traduire, que c'est une façon de transposer les mots du matin en mots du soir. Beaucoup trop poétique si on considère les contraintes et les limites du métier, mais j'ai été émue qu'il me fasse comprendre ainsi qu'il accordait de la valeur à ce que je fais.

Page 459 : Orgueil
Seule capable de s'imposer sur le remords cuisant que j'éprouvais, une idée s'est formée en moi : l'orgueil est la force la plus destructrice qui existe au monde, celle qui nous pousse à ne plus considérer que la pulsion de défendre nos si fragiles certitudes, et donc d'ignorer toutes les autres interprétations du scénario qu'est notre vie. Il nous conduit à adopter une position et à ne plus en bouger, nous empêche de seulement considérer la raison pour laquelle quelqu'un nous supplie de l'écouter. L'orgueil va si loin qu'il peut nous obliger à repousser la seule personne nous ayant jamais offert la chance d'un bonheur véritable. L'orgueil tue l'amour.

Page 480 : comparaison VILLES et INDIVIDUS
Les villes sont capables de se réinventer ainsi, de jouer avec leur identité, de devenir autre chose sous le même extérieur remis au goût du jour. Et nous aussi, en tant qu'individus, nous pouvons perdre du poids, prendre des muscles, laisser au contraire la graisse triompher, nous habiller d'une manière qui correspond à l'image que nous voulons donner aux autres, faire étalage de notre aisance ou de notre dénuement matériels, manifester notre optimisme ou notre scepticisme, bref modifier notre apparence comme les villes le font. Mais nous sommes incapables de changer l'histoire personnelle qui nous constitue. Nous sommes l'accumulation des paradoxes que la vie a mis sur notre chemin, stimulants ou atterrants, porteurs d'une lumière cristalline ou des plus denses ténèbres. Nous sommes le résultat de ce qui nous est arrivé, et nous avançons toujours chargés de ce qui nous a définis, de ce dont nous avons manqué, de ce que nous avons voulu sans avoir pu l'obtenir, de ce que nous avons trouvé et perdu.