René Fallet, La soupe aux
choux
Éditions Denoël, 1980
Livre lu en mai 2013
D'après son auteur lui-même, l'œuvre de René Fallet est
irriguée par deux artères principales, la veine whisky où se noient les amants
déchirés de ses romans d'amour : Les Pas
perdus, Paris au mois d'août, Charleston, Comment fais-tu l'amour, Cerise ?, L'Amour
baroque, Y a-t-il un docteur dans la salle ?, etc. et la veine beaujolais qui arrose de plus heureux personnages,
ceux du Triporteur, des Vieux de
la Vieille, d'Un idiot à Paris, du Braconnier de Dieu et, bien sûr, les héros du Beaujolais
nouveau est arrivé. Ceux de La Soupe
aux choux appartiennent sans conteste à
ce dernier courant de vin rouge, de truculence et de joie.
Résumé :
Deux vieux paysans, deux
amis, le Cicisse Chérasse et le Glaude Ratinier, achèvent modestement leur
existence aux confins d'un village bourbonnais en voie de disparition. Au son
de leurs verres entrechoqués, ils voient tout changer autour de leurs sabots,
des étrangers s'installer dans leur pays, s'éteindre les cheminées, la vie
s'accélérer sans eux. Il ne se passera plus rien dans la leur.
Et pourtant si ! Une nuit,
une soucoupe volante se pose dans le champ de Glaude. Un extra-terrestre en
sort, que le Glaude appellera « la Denrée ». La Denrée vit dans un
austère astéroïde où les notions de superflu sont inconnues. L'absorption d'une
assiette de soupe aux choux va plonger le voyageur interstellaire dans un tout
autre monde, celui du plaisir de vivre, celui aussi de l'amitié. Et ce sera la
révolution sur sa planète. Quant au Cicisse et au Glaude, ils vont connaître une
fin de vie plutôt inattendue !
Tout cela parce que La
Soupe aux choux contient tous les pouvoirs tendres, comiques, hauts en couleur
et poétiques dont la charge l'auteur jusqu'à en faire déborder irrésistiblement
la marmite. Dans ce « roman campagnard de science-fiction », la verve
inimitable de René Fallet ruisselle de plus belle. Littéralement : à cœur joie.
Avis aux amateurs:
-Vous en reprendrez bien
une assiette ?
Quelques passages retenus
au cours de la lecture :
Page 9 : sur le village (hameau des Gourdiflots)
On le prenait, par exemple,
pour la Bourgogne, tout comme on prit jadis le Pirée pour un homme et les
pendentifs de ma tante pour ceux de mon oncle.
Page 10 : le curé du village
Certes, il demeurait encore
un ecclésiastique affecté au chef-lieu de canton mais, appartenant à nous, il
n'était en fait à personne. Pour le coup, le saint homme avait été aigrement surnommé
par ses ouailles éparpillées « le prêtre-à-porter ».
Pages 17-18 :
Il subsistait encore,
vaille que vaille, au hameau des
Gourdiflots, deux « exotiques »
comme on les désignait, deux fossiles
de la plus belle eau, deux pauvres
chtites créatures de ce pauvre vieux Bon Dieu de Bon Dieu. Le premier de
ces derniers des Mohicans, de ces fruits
secs, tannés, confits dans le vin
rouge, de ces insolites d'un
autre temps rejetés par l'électronique et même par le moteur à explosion, le
premier donc de ces deux druides de la chopine s'appelait Francis Chérasse, dit « Cicisse », dit « Le
Bombé », vu qu'il était un tout petit chouilla bossu sur les bords
et aux entournures. Le second, c'était Claude
Ratinier, « Le Glaude », comme on prononçait par chez-lui. Un
chez-lui qui tombait d'après lui quelque peu en couille, il voulait dire en
quenouille.
Page 36 : au sujet des Van Slembroucke et des étrangers
en général
C'était des gens comme vous
et moi. Des travailleurs, on ne
pouvait pas dire le contraire. Si tous les Français étaient comme eux, on n'en
serait pas là. De plus, des étrangers
qu'on comprenait causer , qui disaient à
peine « s'il vous plaît » pour « merci », c'était des étrangers pour rire, des victimes innocentes de la géographie,
des gens qui auraient mérité d'être de chez nous. Certes, ils avaient peur des
vaches, qu'ils prenaient toutes pour des taureaux, mais pas davantage que les
Parisiens.
Page 58 : les nuits de Chérasse et de Ratinier
Par cette douce soirée de
printemps, ils étaient assis côte à côte sur le banc de Chérasse, tout juste
séparés par l'épaisseur d'un litre. Le ciel était d'un beau bleu nuit, et il y
avait autant d'étoiles là-dedans que de lettres dans un bouillon gras. Souvent,
avant d'aller au lit, ils prenaient le frais ainsi, et bavardaient ou se
taisaient une heure, le nez braqué vers la lune, sirotant avec componction leur
canon, insoucieux des zigzags des chauves-souris de feutre, attentifs aux
soupirs, aux feulements nocturnes d'une campagne qui ne parvenait pas à trouver
le sommeil et se retournait sur sa couche.
Page 59 : l'engouement des deux compères pour le vin
Rentrés dans l'ombre, ils
s'entendirent boire une gorgée de vin, savourant leur plaisir en sybarites éprouvés.
Pages 59-60 : sur les pets de Chérasse et de Ratinier
… Ils regardèrent, l'un la
Grande Ourse et l'autre la Petite. Remué par tant de poésie céleste, le Bombé
leva délicatement une fesse, émit un pet
plus foudroyant qu'un uppercut, qui monta jusqu'au contre-ut avant de s'achever par une phrase de
morse en suave dégradé. Là-dessus, Chérasse attendit avec intérêt le jugement
de l'auditoire.
-Pas vilain, apprécia Ratinier,
amateur éclairé s'il en fut, virtuose lui-même de l'instrument en question,
base essentielle de la communicabilité entre deux êtres imprégnés de simplicité bucolique.
Il ajouta peu après, l'œil rivé
à l'étoile du Berger :
-Cré bon Dieu de vieille
charogne, t'as un pot de chambre de cassé dans le ventre !
Flatté, le Bombé commenta
sa prouesse :
-J'ai mangé des pois à
midi.
-C'est donc ça…
-Des Saint-Fiacre. J'en ai
ramassé gros, gros, l'an passé.
-Ça promet !
-Pas un charançon !
-C'est vrai que ça sent pas
l'insecte.
Le Glaude mijotait sa
revanche, puissant et concentré, ne pensant plus même à tirer sur sa cigarette.
L'air retrouvait peu à peu sa pureté virgilienne quand, des entrailles, sinon
de la terre, du moins de celles de l'ancien sabotier jaillit un ululement qui
n'avait rien d'humain. C'était si déchirant, si poignant aussi que le Bombé en
sursauté sur le banc. Ratinier triompha, hilare, après le couac subtil de la
dernière note :
-Ho, l'ami ! Qu'est-ce que t'en
dis, de celui-là ? Y faisait bien un kilomètre, un kilomètre et demi de long,
non ?
-Pas loin, admit Cicisse
beau joueur. On se demande où que tu vas chercher tout ça.
-Lard aux lentilles,
expliqua la maestro sur un ton professoral. Y a pas mieux pour la sonorité. Ça
fait cuivre.
Page 62 : pour remettre un verre
-T'as raison ! Remets un
peu de boulets dans la chaudière !
Page 63 : sur les pets des deux artistes
Jamais les deux artistes
n'avaient connu semblable condition physique, n'avaient participé à un tel
festival de Bayreuth, n'avaient improvisé dans une aussi brillante jam-session.
Page 120 : du lieu d'origine de la Denrée
-L'État, c'est que voleurs
et compagnie, se fourvoya le Glaude rageur en s'emplissant un verre, et ça
m'étonnerait bien que ça soye autrement sur la Lune !
-Nous sommes très loin de
la Lune.
-Si tu veux. Pour moi,
c'est kif kif bourricot.
Cette image hardie parut
échapper à la Denrée qui, en revanche, s'intéressa à l'absorption rapide de son
canon par le Glaude.
Page 123 : la Denrée décrit Oxo, son lieu d'origine
La Denrée, justement, prit
une voix d'instituteur :
-Eh bien, je vais vous
expliquer, monsieur Ratinier. Sur Oxo, nous sommes dix mille en tout. Jamais
plus, jamais moins. Et nous disparaissons tous à deux cents ans d'âge. Nous ne
mourons pas dans le sens où vous l'entendez mais ça, c'est un peu plus
compliqué à raconter. Nous formons une société parfaite.
-Je sais, où qu'on rigole que
quand on se brûle ! ne put s'empêcher de lancer le Glaude.
La Denrée le considéra avec
intérêt avant de poursuivre :
-Il n'y a, sur Oxo, hormis
la nôtre, aucune vie animale. Il n'y a pas de vie végétale, non plus. Non
qu'elle y soit impossible. Elle est inutile. Nous nous nourrissons d'extraits
minéraux. Vous comprenez, monsieur Ratinier ?
Page 152 : rapports du Glaude avec sa femme, la Francine
Elle soupira, excédée par
tant de balourdise.
-Oh ! vieux marteau !...
Ce fut ainsi, sur ces
derniers mots et de cette façon, qu'ils passèrent leur seconde nuit de noces à
l'hôtel du cul tourné.
Page 162 : reproches du Glaude à sa femmes sur sa tenue
vestimentaire
-Qui que c'est que cette
tenue qu'on n'oserait pas y mettre au bordel de Moulins ! Mais t'as perdu la
boule, la Francine, qu'on voit tes deux nichons dans cette espèce de maillot de
corps comme si t'avais le cul à l'air ! Et qui que c'est que ce pantalon !
C'est au cimetière qu'on t'a appris toutes ces mauvaises manières ?
Page 184 : sur la notion de plaisir sur Oxo
-Grâce à vous, ou à cause
de vous, le Glaude, la notion de plaisir
prend pied sur Oxo. C'est un événement
considérable, une révolution.
C'est pourquoi nous mettons le sourire
à l'essai, puisqu'il est la manifestation
extérieure du plaisir. Attention ! Nous contrôlons de près cette aventure.
Même ses partisans reconnaissent à la soupe aux choux des pouvoirs destructeurs
dus au ramollissement des énergies qu'elle provoque. Elle ne sera servie que
sur ordonnance, à l'occasion des fêtes et des anniversaires. La rareté du
plaisir en fait le prix, ont décrété nos savants.
Un bouquin hilarant, vraiment ! Que de bons moments ai-je passé en sa compagnie le soir, avant de m'endormir. J'en reprendrais bien une autre assiette !
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